Pratiques professionnelles
« Développement du pouvoir d’agir » : effet de mode ou ressourcement salutaire ?

 

Auteur: Maryannick Le Bris
article reproduit avec l’autorisation de la rédaction des ASH

 

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Déstabilisés par leur sentiment d’impuissance, les travailleurs sociaux s’interrogent sur la finalité de leurs pratiques. Et s’ils reconsidéraient leur rôle pour ne plus être seulement des accompagnants, mais des acteurs de la transformation sociale ? Certains prônent ainsi le « développement du pouvoir d’agir », une approche québéquoise qui « élargirait le champ des possibles ». Intérêt et limites de la démarche.

Le paradoxe ne fait que s’amplifier. Parallèlement à l’inflation législative et réglementaire censée répondre à la massification des besoins sociaux, le sentiment d’impuissance des professionnels de l’action sociale augmente. Au lieu de pouvoir offrir des solutions adaptées et durables, ces derniers se voient de plus en plus cantonnés à un rôle de gestionnaires de files d’attente, enfermés dans une logique de prestations et de dispositifs, sur fond de tension budgétaire et de pression au rendement. Certaines notions qui irriguent désormais les politiques sociales, comme la responsabilisation individuelle, le contrôle, le repérage, heurtent de surcroît leurs références professionnelles, quand elles ne les placent pas devant des injonctions paradoxales.

Les « états généraux du social », en 2004, qui font d’ailleurs leur réapparition dans le débat public avec le mouvement MP4 (1), ont largement contribué à l’expression de cette souffrance professionnelle. Mais sans grand écho. Désaveu, déficit de représentation, panne de légitimité ? Avec cette question s’en pose une autre : les travailleurs sociaux ont-ils, dans l’exercice de leurs fonctions, d’autres marges de manoeuvre que la seule contestation pour ne pas s’accommoder de la « gestion » des difficultés des personnes qu’ils accompagnent ? « Ne nous laissons pas nous enfermer dans de fausses alternatives telles que «s’opposer ou se soumettre» », a affirmé Laurent Puech, alors président de l’ANAS (Association nationale des assistants de service social) (2), lors des dernières journées d’études de l’organisation, consacrées au « pouvoir d’agir » des professionnels (2). Sans renoncer à leur capacité d’indignation et de revendication, les travailleurs sociaux ne peuvent-ils pas puiser dans leurs références disciplinaires, méthodologiques, éthiques, pour s’imposer comme forces de proposition ? Il s’agirait, selon la réflexion ouverte par l’ANAS, de ne plus se satisfaire d’un statut de victime qui pourrait pourtant présenter certains avantages : « Le premier d’entre eux serait sans doute l’auto-exonération de toute responsabilité dans la situation vécue. Le deuxième, celui d’être plaints à notre tour, voire réconfortés. Le troisième, celui de la résignation et d’une position figée, c’est-à-dire une position facile d’attente de l’autre, ce mauvais objet dont nous espérons tant », résume Laurent Puech. Derrière cette exhortation à changer de braquet, une perspective : prolonger l’histoire de l’action sociale en revitalisant sa créativité.

C’est notamment cette capacité d’innover, rappelle Chantal Le Bouffant, co-auteure du Guide de l’assistante sociale. Institutions, pratiques professionnelles, statuts et formation(3), qui a permis la construction du corps professionnel des assistants sociaux. Paradoxalement, explique-t-elle, la reconnaissance de la profession (dont le diplôme a été créé en 1932) est venue entamer son inventivité, qui s’est restreinte encore davantage avec, depuis les années 70, la structuration de l’action sociale dans les territoires, l’accumulation de dispositifs législatifs et réglementaires, et la rationalisation des coûts. Illustration du coup d’arrêt à la liberté des modes d’intervention, « les textes sur l’IVG marquent une intrusion de l’Etat dans les modalités d’entretien avec les femmes. Puis l’apparition du RMI en a rajouté : aujourd’hui, les assistants de service social ont 15 minutes pour réaliser un entretien, doivent justifier d’un quota quotidien de bénéficiaires, organiser des permanences sur rendez-vous, ce qui est un non-sens. » La multiplication des normes, des référentiels, « fait craindre un risque de déqualification », ajoute Sylvie Teychenné, consultante spécialisée en protection de l’enfance, selon laquelle les travailleurs sociaux qui exercent hors du service public ont davantage échappé à cette tendance : « Les associations en sortent gagnantes car elles se sont professionnalisées tout en conservant leurs valeurs. »

Le travail social n’est pourtant pas resté figé dans ses pratiques. Ainsi, le modèle clinique tend à céder du terrain à l’approche collective. L’intervention sociale d’intérêt collectif (ISIC), fondée sur l’échange, l’alliance avec les usagers, la prise en compte des difficultés des personnes dans leur globalité, prend une place plus importante dans les formations des assistants de service social. Son expansion rencontre néanmoins des limites, objecte Cristina de Robertis, assistante de service social et co-auteure de L’intervention sociale d’intérêt collectif(4) : « Considérée comme une innovation alors qu’elle s’inscrit dans l’histoire des professionnels, l’ISIC fait l’objet d’injonctions par les pouvoirs publics mais suscite la frilosité des institutions. » L’innovation, avertit Didier Dubasque, vice-président de l’ANAS (5), risque en outre de ne plus en être une quand elle s’institutionnalise : « On voit se développer dans certains départements une sorte de travail social «noble», orienté vers le développement social local, opposé au travail individuel, alors que les deux formes d’intervention doivent coexister. N’existe-t-il pas un risque de vouloir valoriser l’institution au lieu de placer l’outil au service des usagers ? »

Un piège contourné quand ce ne sont pas les dispositifs qui changent, mais la manière dont les travailleurs sociaux considèrent leur position professionnelle. Depuis plus de 20 ans déjà, la pertinence de l’approche « curative » de l’action sociale est contestée et la question de la finalité de l’aide sociale, mise en débat. « Ce contexte global contribue à la formulation d’une demande récurrente pour le développement de modèles d’accompagnement alternatifs », susceptibles de permettre aux professionnels d’intervenir également sur les facteurs structurels qui alimentent les difficultés des usagers, analyse Yann Le Bossé, professeur titulaire au département des fondements et pratiques en éducation de l’université Laval, au Québec. Ce psychosociologue, qui consacre depuis 17 ans ses travaux à la notion d’« empowerment », formalise au sein d’un laboratoire de recherche une nouvelle approche qui commence à faire des émules en France : le « développement du pouvoir d’agir ». Théorie comportementale ? Appel aux ressources philosophiques du travail social ? Par sa tonalité de slogan, cette formule, que Yann Le Bossé a choisi pour traduire le mot anglo-saxon « empowerment », peut susciter la méfiance. Or « il ne s’agit pas d’une nouvelle discipline, mais d’une approche méthodologique qui croise plusieurs notions que les travailleurs sociaux ont déjà rencontrées dans leur formation ou leur vie professionnelle et qui ont fait preuve de leur efficacité, précise Laurent Puech. Il ne s’agit pas de la version libérale de «l’empowerment» centrée sur l’individu, mais d’un pragmatisme salutaire pour les intervenants sociaux, qui leur permet de se dégager du fait de dire : «mon travail a des limites». » Au lieu d’opposer les pratiques, le « développement du pouvoir d’agir » – qui puise notamment dans l’approche systémique (la compréhension des interactions dans les systèmes humains ), privilégie la participation des usagers et le travail collectif – cherche à les unifier pour élargir le champ d’action des professionnels.

Comment comprendre l’« empowerment », qui dépasse dans ce cas le sens de l’« habilitation », de l’« appropriation » qui lui est souvent attribué ? Le terme, né au XXe siècle aux Etats-Unis avec les revendications des droits des femmes, devenu populaire après le mouvement pour l’égalité des droits civiques des afro-américains, est apparu outre-Atlantique dans les pratiques sociales à la fin des années 70, dans le sillage de la psychologie communautaire. Cette dernière refuse les deux conceptions dominantes des pratiques sociales : l’une fondée sur une logique d’adaptation individuelle, selon laquelle les difficultés des personnes sont uniquement dues à leurs carences, ce qui renvoie le changement à leur propre responsabilité ; l’autre considérant toute situation comme le résultat de désordres structurels, ce qui reporte la résolution des problèmes à la modification de l’ordre social. Deux modèles qui montrent leurs limites.

A l’inverse, explique Yann Le Bossé, l’« empowerment » prend simultanément en compte l’influence du cadre politique, socio-économique, législatif, et les caractéristiques individuelles de l’usager. La notion s’appuie également sur la démarche de « conscientisation » développée par le pédagogue brésilien Paolo Freire, d’après lequel la transformation collective des rapports sociaux passe par une prise de conscience sociale et politique par les populations de leur propre situation. Au-delà de la simple restauration du statut d’acteur, elle renvoie à « la capacité concrète des personnes (individuellement ou collectivement) d’exercer un plus grand contrôle sur ce qui est important pour elles, leurs proches ou la collectivité à laquelle ils s’identifient » (6). Rien à voir avec une ambition illusoire de maîtriser le cours de sa vie, défend d’emblée Yann Le Bossé. Le « développement du pouvoir d’agir » change plutôt la façon de définir la finalité des pratiques sociales : « A la question «qu’est-ce qu’aider ?», la réponse est : ni soulager la souffrance, comme dans les approches caritatives, ni guérir de la souffrance, comme dans les approches professionnelles fondées sur le modèle médical, ni encore dénoncer les causes de la souffrance comme dans les approches militantes. » L’objectif est de lever les blocages, de restaurer la capacité d’agir des personnes et des professionnels, et ainsi d’« élargir le champ des possibles ». « Ni policier, ni sauveur », le professionnel voit son rôle glisser « de l’accompagnement spécifique à l’intervention stratégique ».

Cette définition conceptuelle du « développement du pouvoir d’agir », bien qu’alléchante, suscite de nombreuses réserves. Dans des échanges avec Yann Le Bossé parus dans la revue Nouvelles pratiques sociales, publiée par l’Université du Québec, à Montréal, le philosophe et sociologue Saül Karsz émet plusieurs critiques. Selon lui, cette approche « procède à l’exaltation de la toute-puissance imaginaire

[des] individus et [des] groupes, et contribue à sacraliser le fantasme d’après lequel «vouloir, c’est pouvoir» ». Corollaire : « Tout ce qui ne va pas ou ne convient pas dans les situations réelles risque fort d’être mis sur le compte d’un empowerment insuffisant. » Avec le danger d’adopter une forme « moraliste » de l’intervention sociale et de conforter l’idée de la culpabilité des publics en difficulté. Autre reproche : la notion « fonctionne par dénégation de la matérialité du monde réel, de son irréductibilité aux désirs individuels et collectifs, dénégation des logiques économiques et politiques qui ne peuvent être contrées qu’au cours de politiques décidées, en deçà et au-delà du pouvoir d’affranchissement réel ou virtuel des individus et des groupes ». En d’autres termes, elle ne serait pas réaliste.

L’idée du « développement du pouvoir d’agir », lui répond Yann Le Bossé, se distingue de l’injonction au « devoir d’agir », approche prédictive suggérée par certains utilisateurs du terme « empowerment ». Le chercheur fait sur ce point la différence avec les « situations de pseudo-participation » qui ne s’appuient pas sur le libre arbitre de l’usager ni sur son expérience, et ne font que renforcer son sentiment d’impuissance. Située à l’interface entre l’individu et son environnement, l’intervention fondée sur le « développement du pouvoir d’agir » implique au contraire de ne pas renvoyer les personnes à leur propre responsabilité. Concevoir une action individuelle ou collective suppose en outre « une appréciation très fine des déterminismes à l’oeuvre et des marges de manoeuvre envisageables », ajoute Yann Le Bossé, ce qui impose « la prise en compte de l’épaisseur socio-historique des forces structurelles en présence et de leur puissance de détermination ». Mêlant pragmatisme quotidien et conscience sociale, l’approche irait donc à l’encontre de l’attitude moralisante et décalée du réel reprochée par Saül Karsz.

Mais le travailleur social a-t-il vraiment les moyens d’agir sur les facteurs structurels qui génèrent les situations d’exclusion ? « Ce refus d’une impuissance de principe, qui ne laisse d’autre alternative que de subir le statu quo ou de s’engager dans une lutte macro-sociale de longue haleine, ne constitue pas pour autant une prétention de toute-puissance, rétorque Yann Le Bossé. Ceci pour la simple raison qu’il y a une grande différence entre «pouvoir d’agir» et obtenir ce que l’on veut. » C’est l’engagement dans une démarche visant à atteindre l’objectif recherché qui importe.

Ce type d’action peut être entreprise, affirme Yann Le Bossé, à l’échelle de l’institution, de la commune ou de l’Etat. Exemple ? La loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale adoptée au Québec en 2002, dont le texte, réclamé par le Collectif pour une loi sur l’élimination de la pauvreté, a été soutenu par une large mobilisation citoyenne (215 000 pétitions et 167 mémoires remis à une commission parlementaire). En France, la loi de lutte contre les exclusions de 1998 a aussi été portée par le mouvement associatif, comme plus tard une série d’autres revendications, en matière de logement notamment. Reste qu’en France dans les négociations avec les pouvoirs publics, les travailleurs sociaux et les usagers, eux, sont peu présents. « En Europe, on fonctionne par groupes de pression. Les associations deviennent des élites de la revendication, dont l’influence est limitée car elles ne sont pas portées par une base, estime Yann Le Bossé. Les initiatives émergentes, la désobéissance civile, la subversion de nécessité, sont moins facilement canalisables. Elles cherchent à faire bouger les décideurs sur leurs propres enjeux. »

Un cadre de référence
A partir des expériences s’inspirant de cette version de l’« empowerment », le chercheur a formalisé un cadre de référence de pratiques pour les travailleurs sociaux. Il suggère de tenir compte, dans l’analyse des situations, autant des obstacles structurels que des compétences individuelles de l’usager. Le discours tenu devant la personne accompagnée reflète-t-il toujours cette compréhension nuancée de la réalité ? Ce qui implique que l’usager ait, lui aussi, une conscience globale de ce qui contribue à ses difficultés et que le professionnel soit disposé, « dans son contexte et à la mesure de ses moyens, à soutenir les actions qui visent à produire un changement dans son milieu ». La méthode implique également de s’appuyer sur l’expertise issue de l’expérience de l’usager, dans une logique de « co-construction ». Concrètement, le professionnel est-il prêt à renoncer à une solution parce que la personne la refuse ? Pour Yann Le Bossé, « le simple fait d’intégrer la manière dont la personne perçoit le problème dans la définition globale de ce qui doit faire l’objet de l’intervention constitue une première manière de lui reconnaître un pouvoir d’agir sur sa réalité ». Guy Hardy, assistant de service social belge auteur de S’il te plaît, ne m’aide pas. L’aide sous injonction administrative ou judiciaire(7), rejoint cette idée en mettant en garde contre les effets pervers de « l’aide contrainte ». L’usager qui n’adhère pas à la prescription du travailleur social, explique-t-il, peut se retrancher dans une position de refus ou de repli, c’est l’échec de l’intervention, ou bien « jouer le jeu » dans une relation de faux-semblant. « On est alors davantage dans l’orthopédagogie », décrypte-t-il, avec tous ses travers : stigmatisation de l’incapacité de la personne, incitation à une démarche passive contraire au principe éthique d’autonomie, résolution momentanée des problèmes faute d’avoir soutenu l’usager dans sa compétence et ses projets. Le psychiatre Jean Maisondieu, auteur de La fabrique des exclus(8), appelle également les travailleurs sociaux à la vigilance : « L’exclusion n’est pas une question de différence mais de refus de ressemblance, qui assigne à la différence. » Or, quand les professionnels refusent de voir l’usager comme un semblable en imposant leur seule expertise professionnelle, ils participent de sa souffrance. A l’inverse, « si l’autre est reconnu comme sujet, pas comme objet, il peut être l’organisateur de sa vie ». La démarche proposée par Yann Le Bossé est très pragmatique : poser les problèmes avec toutes les parties concernées et impliquées (les professionnels, les institutions, la justice, l’usager et sa famille…), confronter les points de vue et les enjeux de chacun et, à partir de là, élaborer collectivement une solution.

Sortir des solutions toutes faites
Bernard Vallerie, éducateur, aujourd’hui maître de conférence au département « carrières sociales » de l’université Pierre-Mendès-France de Grenoble, a « mis la main sur l’empowerment » il y a plus de dix ans. Alors qu’il était chef de service à la Sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence de Savoie, il a proposé à la direction du service social spécialisé une action de formation à laquelle six éducatrices spécialisées et assistantes sociales et sept chefs de service ont participé entre septembre 2002 et juin 2003, sur la base du volontariat. En 2005, des entretiens ont été menés auprès des participants pour évaluer l’impact de cette initiative. La formation a modifié les pratiques professionnelles, « transformé l’attitude et l’état d’esprit au travail » de la plupart. Les professionnels disent avoir « bousculé la hiérarchie des interlocuteurs », notamment en mobilisant davantage l’environnement familial (et parfois moins l’avis d’experts extérieurs) pour sortir des « solutions toutes faites », pratiqué « à petits pas » en favorisant l’émergence de « petites actions », avoir appris à composer avec les enjeux de chacun, à repérer des alliés (9). Cette capacité de négociation leur permet de dégager des marges de manoeuvre : réunir les intérêts de chaque partie impliquée – les uns voulant rassurer les partenaires, les autres limiter les risques ou ne pas inquiéter la hiérarchie -, sans oublier le souhait de l’usager, peut amener à inventer des solutions qui sortent des cadres préconçus, mais sont acceptées car imaginées collectivement.

Educatrice spécialisée, Jacqueline Varret a tiré partie de cet apprentissage en montant un projet d’AEMO (action éducative en milieu ouvert) plutôt novateur. « Je percevais chez beaucoup de familles des problématiques de relations familiales, raconte-t-elle. Pour avoir un regard plus pertinent, j’ai voulu sortir des entretiens individuels habituellement menées en AEMO. J’ai proposé de passer du temps avec ces familles pour observer leur fonctionnement relationnel. L’idée était d’organiser une sortie à l’extérieur, une balade en montagne pendant le week-end, ce qui permettait une sortie festive tout en évitant aux différents membres du groupe de se retrancher vers une activité quelconque. » L’éducatrice commence par mettre en oeuvre son « pouvoir d’agir » auprès de la direction, en négociant les moyens à mobiliser. « Il fallait montrer qu’il n’existait pas d’obstacle insurmontable et que mes intérêts étaient ceux du service. » Avec ce nouveau mode de prise en charge, explique-t-elle, les personnes ont pu, malgré le cadre judiciaire de l’intervention, devenir demandeuses et actrices de leur projet. « Les premières familles à qui j’ai proposé cette démarche ne voulaient au départ pas entendre parler d’AEMO, on ne pouvait pas avancer. Avec cette forme d’intervention, elles ont joué le jeu et mieux accepté mes analyses. Parler de la participation des personnes n’est pas suffisant. Mais si je me sers de mon propre «pouvoir d’agir», je permets aux familles de se l’approprier. » Dans l’une des situations, un placement d’urgence s’est transformé en « un placement tranquillement préparé », à la rentrée scolaire suivante. Pour une autre, la mainlevée de l’AEMO a été plus rapide. Pour une troisième famille, en réaction violente à l’égard des professionnels, l’approche a permis « un ré-enclenchement du lien avec le travail social ». Malheureusement, cette éducatrice n’a pas encore réussi à diffuser cette pratique, très exigeante en investissement personnel, auprès de ses autres collègues. Bernard Vallerie évoque d’autres limites de l’intervention : « Il est difficile de tenir le cap quand tous les intervenants s’inscrivent dans une toute autre dynamique » ou quand l’équipe fait pression pour « retourner aux anciens repères ». On peut, par ailleurs, imaginer que les situations mettent d’autant plus à l’épreuve le « pouvoir d’agir » des professionnels que les contraintes hiérarchiques sont fortes et que les solutions nécessitent de mobiliser des moyens (ressources, emploi, logement) dépassant le cadre de l’institution.

Au-delà de ces expériences, estime Bernard Vallerie, le « développement du pouvoir d’agir » peut favoriser la mise en oeuvre de la loi 2002-2 sur les droits des usagers et de la réforme de la protection de l’enfance du 5 mars 2007. Cette loi, en effet, ouvre le champ à de nouveaux modes de prise en charge : « Le développement de nouvelles modalités d’intervention repose sur une pratique de «faire avec, être avec», en s’appuyant sur les ressources des familles et de l’environnement, est-il rappelé dans le rapport 2006 de l’Observatoire national de l’enfance en danger [ONED]. » Selon Bernard Vallerie, cette posture professionnelle pourrait permettre de contourner certaines mesures allant aujourd’hui à l’encontre de l’intérêt des usagers. Des mesures considérées comme destructrices, mais qui continuent de s’imposer aux travailleurs sociaux comme s’il n’existait aucune autre alternative : « 30 % des personnes à la rue sortent de l’aide sociale à l’enfance. Comment travailler avec la famille et les réseaux sociaux, entretenir les solidarités familiales pendant un placement ? » Pourtant, une fois convaincus, les magistrats peuvent devenir des alliés, estime-t-il, rappelant que « l’ONED a recensé 44 dispositifs innovants » et que « l’accueil séquentiel existe depuis 15 ans ».

Une planche de salut
Avec le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada, le laboratoire de recherche dirigé par Yann Le Bossé travaille avec des praticiens à la construction d’outils d’application du « développement du pouvoir d’agir ». Une deuxième phase de sa diffusion, précise le chercheur, selon lequel il reste à élaborer des indicateurs de performance fiables, précis et adaptés. Pour l’heure, beaucoup ne voient dans cette approche, que certains mettent déjà en oeuvre sans la nommer, ni plus ni moins qu’un nouvel habillage des valeurs du travail social. Dans un contexte tendu où les acteurs sont sous pression, elle peut néanmoins apparaître, si elle est utilisée avec discernement, comme une planche de salut permettant aux professionnels de se raccrocher à des repères. Dans un horizon obscurci, où le décalage entre la formations et l’exercice du métier se creuse, c’est déjà un grand mérite, même si on peut méditer sur le besoin d’en passer par de nouvelles méthodologies pour se ressourcer…

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L’IRTS du Languedoc-Roussillon : un site pilote
Depuis cinq ans, le « développement du pouvoir d’agir » (DPA) fait l’objet de deux expérimentations à l’Institut régional du travail social (IRTS) du Languedoc-Roussillon. La première consiste en la mise en place d’un module de formation-action à la « participation active » pour la filière des assistants de service social de première année. Organisé en partenariat avec l’association d’éducation populaire I.peicc (i.projet échanges internationaux culture et citoyenneté), celui-ci se fonde sur la démarche du réseau de « l’Université du citoyen », dont la finalité est de créer les conditions de la participation des habitants à l’action publique. « La mise en situation réelle à partir d’une problématique choisie par les étudiants leur permet d’expérimenter la participation active et le «développement du pouvoir d’agir» pour mieux les mettre en oeuvre dans leur exercice professionnel », explique Claire Jouffray, formatrice vacataire à l’IRTS. Chaque promotion a, à partir de la méthode du groupe de parole, travaillé sur un projet – la place des étudiants à l’IRTS, les difficultés d’accueil en stage, la précarité des étudiants, ou encore la revalorisation du diplôme d’Etat. Certains ont eu des résultats : « La promotion qui s’est saisie de la question de la précarité des étudiants a monté un groupe de travail et obtenu le versement mensuel, non plus trimestriel, des bourses pour les formations sociales et sanitaires », précise Claire Jouffray.
Autre volet de l’expérimentation : depuis 2006, la formation continue au « développement du pouvoir d’agir » de 12 personnes ressources – formateurs et professionnels qui accueillent des stagiaires. Pour cette formation de deux ans et demi dispensée par Yann Le Bossé, financée par des crédits de la DRASS (enveloppe « sites qualifiants »), de l’IRTS et pour partie en « autofinancement »,chacun a travaillé sur un « irritant récurrent » (un problème considéré comme source de blocage). Définition de cible, repérage des acteurs et de leurs enjeux, choix d’un scénario stratégique, élaboration d’une solution. « Il s’agit de mettre en actes le changement de posture », précise Claire Jouffray. Jacques Fraisse, directeur de l’IRTS, s’est laissé convaincre : « Les outils et les théories sont dans ce cas mobilisés pour se construire une posture professionnelle », approuve-t-il. L’Association nationale pour le développement de l’approche DPA (Andadpa), en cours de constitution par une dizaine de membres fondateurs, dont des personnes formées à l’IRTS, a d’ores et déjà un site Internet (10) sur lequel figurent plusieurs exemples d’intervention. Parmi celles-ci : l’expérience d’une « conférence familiale », impliquant l’ensemble des professionnels concernés, pour dénouer une situation d’impayés et de mal-logement.
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Notes
(1) Voir ASH n° 2575 du 3-10-08, p. 38.

(2) Aujourd’hui vice-président.

(3) Les 6 et 7 novembre, à Montpellier – Voir le site http://anas.travail-social.com.

(4) Avec Faïza Guelamine – Ed. Dunod – 2005.

(5) Avec Marcelle Orsoni, Henri Pascal, Micheline Romagnan – Presses de l’EHESP – Septembre 2008.

(6) Didier Dubasque prépare, au sein du Conseil supérieur du travail social, un rapport sur l’ISIC.

(7) Introduction à l’approche centrée sur le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités – Recuel de textes – Yann Le Bossé – ARDIS et LADPA – Université de Laval, Québec – ladpa@fse.ulaval.ca.
(8) Ed. érès – 2001.
(9) Ed. Bayard – 1999.

(10) L’expérience est relatée dans un article de la revue Les sciences de l’éducation pour l’ère nouvelle , vol 39, n° 3, 2006, pp. 87-100.